Economie et Conscience
Les temps sont révolus où les hommes avaient parfois encore honte doser ne penser quà leur propre valeur marchande et à celle de leur produits. Secrètement, sans bruit, en douceur, chaque individu sest métamorphosé en « homo eoconomicus », ce qui nétait autrefois quune pure idéologie de la doctrine de léconomie politique. Quand cela a-t-il réellement commencé ? Labsurde « marchandisation de la conscience » est originairement et fondamentalement un postulat du mode de production capitaliste. Mais il aura fallu un long développement pour quil apparaisse naturel à chacun de sévaluer seulement en tant que marchandise. Le capitalisme daprès guerre a introduit pratiquement les deux présupposés de lapparition de ce stade final : le premier consiste en la colonisation du « temps libre » par lautomobile, lindustrie culturelle..., le second consiste en léclatement de la famille fordiste (papa, maman, deux enfants, la voiture, le chien) et latomisation de lindividu en unité postmoderne (monade autoérotique avec ordinateur et portable).
Dans les années 90, ces deux tendances ont fusionné pour donner naissance à un nouveau type de socialisation qui pousse ladaptation de la personnalité au marché à ses limites. Pour les nouvelles « générations », léconomie dentreprise, le « travail » et le « temps libre » « personnel » sont devenus des moments indifférenciés comme le sont le moi et le monde. Dans une certaine mesure, nous avons à faire à un individu technologique hautement concurrentiel qui, tendantiellement, régresse à un niveau dégo de nourrisson (Handelsblatt : « rapide, flexible, efficace, egoÎste, perfide, superficiel »). Même si cela devait passer pour un lieu commun, cela est particulièrement observable dans cette espèce de bouillie-high-tech du capitalisme-internet : les « employés » de la nouvelle économie sont prêts à travailler 24 heures sur 24 en même temps quils acceptent les salaires les plus bas (dans le cas extrême pour un salaire nul, avec comme seul espoir celui dattraper des miettes boursières). Ils sidentifient complètement avec lentreprise, ses activités, ses produits, même si leurs contenus sont sans intérêt, leurs performances technologiques faibles et leur qualités insignifiantes.
On pourrait considérer lexistence de ces nouvelles formes de conscience comme simple curiosité si elles nétaient le produit de transformations structurelles de la société tout entière. La lente mais inexorable pression de la concurrence pousse un nombre dhommes de plus en plus grand à des extrémités telles quils essaient de sidentifier à leur existence marchande (souvent précaire) et à lexigence quils doivent vouloir eux-mêmes sy soumettre et sy accrocher en tant que personne. Les institutions officielles de « léconomie de marché et de la démocratie » accompagnent un tel développement par lorganisation de campagnes de grande envergure. En R.F.A., depuis quelques années, une action concertée du Gouvernement et des partis politiques, des banques et des caisses dépargne, des grandes entreprises et des chambres patronales, des municipalités et de ladministration scolaire est entrée en vigueur ; ses trois angles dattaque sont la formation pratique, ladministration de létat de crise et le lavage de cerveau.
Le but poursuivi est celui de lutopie négative : il sagit de fabriquer un « homme-nouveau » complètement économique, dont toute la vie serait déterminée par les critères de léconomie dentreprise. Ces exigences fondamentales sont sans cesse martelées aussi bien aux individus quaux institutions par une propagande de masse sans équivalent : le « marché » comme destin et comme chance, le « marché » comme unique contenu de vie et comme identité, le « marché » comme incontournable. Il ne doit plus exister aucune « revendication », ni culturelle ni sociale adressée à lEtat ou à la société, mais uniquement la « responsabilité personnelle » face à la dictature économique. Le mendiant à la rue comme le service public doivent se considérer comme « entrepreneur ». Du musée jusquà lhôpital, on doit chercher à se vendre et à faire de largent. Tous les rapports sociaux doivent être réduits à leur simple expression de demande et doffre, tous les rapports humains doivent être métamorphosés en « rapports marchands ».
Au centre de cette campagne, il y a lécole. Que des jeux de bourse prennent une part de plus en plus importante dans les contenus denseignement est encore relativement inoffensif. Plus grave est la mise au point, dans tout le système denseignement, de programmes densemble propageant « lesprit dentreprise ». Dès lenfance on gave les jeunes des conceptions et fa¸ons de voir de « lentrepreneur », illustrées par des « histoires merveilleuses » dexploits accomplis par des teenagers. Cette espèce de magie frelatée fait penser au douteux culte du héros, l« homme de marbre », du socialisme dEtat. Doit se sentir mal tout enfant ne pouvant sadapter à un tel mode de penser. Il existe déjà des classes entières où lon simule la création dentreprises, les entrées dentreprise en cotation boursière, les mouvements du marché. Mais avant tout, lécole elle-même est lachée sur le marché de la « liberté dentreprise ». Le sponsoring occupe toujours plus de place. La pitoyable mendicité faite auprès des entreprises nest dépassée que par la marchandisation de lécole. Tout est dans lordre des choses si un directeur détablissement scolaire ne se prend plus pour un pédagogue mais pour le chef dune PME. Linterdiction de la publicité a déjà été abolie dans plusieurs Länder. Celui qui sest déjà habitué à la transformation des murs, cahiers décoliers et halls dentrée en surfaces publicitaires, ny trouvera rien dautre que lui-même, transformé, comme le sont déjà les stars du sport, en pantin vivant pour réclame.
Lutopie de l "homo-æconomicus" ne peut triompher quen développant des formes pathologiques dans la société. Une société qui se fonde sur lexistence de désordres de la personnalité na pas davenir. Le caractère agressif des campagnes actuelles conduit à ces résultats que des hommes dont les représentations sont irréelles, sont plongés dans une violence aveugle.
Traduction de Gilbert Molinier in http://www.habiter-autrement.org
Originel Ökonomie und Bewußtsein", in Neues Deutschland, 03 août 2000.
Robert Kurz est lauteur de Das schwarze Buch des kapitalismus